Arnaud De Wolf est un anachronique moderne, ou un moderniste anachronique. Ou peut-être d’emblée faudrait-il préciser, et parler d’uchronie plutôt que d’anachronisme ? ... L’anachronisme est un faux raccord dans la temporalité, un accroc dans le tissu du temps, un couac. Or, tout comme l’utopie (« le lieu qui n’est nulle part ») ne s’incarne dans la réalité d’aucune représentation, l’uchronie — illusoire fusion et réconciliation des temps — ne peut se concevoir que comme une vue de l’esprit, et ne saurait s’éprouver durablement. D’emblée chez De Wolf on touche au vertige, et à un inépuisable paradoxe qui ne s’appuie, pourtant, que sur le concret des formes visuelles et de leur histoire récente. Et moderniste car ses références semblent, a priori, très datées et, oui, presque anachroniques : de Weimar aux traumatismes du XXe siècle, des Becher à leurs antécédents systématiques dans la photographie, et son goût même pour les structures architecturales plutôt que pour la fluidité impalpable des images actuelles, dont la valeur virtuelle a remplacé la valeur marchande (qui avait elle-même déjà, depuis longtemps, remplacé la valeur d’empreinte). Plus encore que d’identifier un lieu, difficile — et illusoire — d’attribuer une date aux photos d’Arnaud De Wolf.

Leur mise en œuvre est pourtant, elle, très contemporaine ; « post-moderne » même, en un sens. C’est ce qui lui permet ce mélange de fascination immédiate et de distance critique, cette incarnation souple du paradoxe temporel au sein d’images en apparence très simples, raffinées mais élémentaires, inépuisables mais évidentes. Cet aller-retour, cette lucidité extrême, permettent à Arnaud De Wolf d’envisager l’image à contre-courant de la tendance dominante à l’hyperlisibilité : comme une question, et non comme une réponse. Comme une énigme, et même une énigme à peu d’inconnues : un petit nombre d’images (le plus souvent entre une et trois, dans ses séries ; rarement plus, et moins de quinze dans le cas de Heim) suffisent à nourrir un inlassable questionnement, une mise en doute des repères.

Chez lui, une forme en appelle ou en évoque toujours une autre. Un constat ne vaut jamais pour lui-même, mais doit être pris à la manière d’une métaphore. Car tout — et singulièrement les éléments : pierre, glace, neige, poussière — nous renvoie à la spirale du temps, à cette fixité obsédante de la mouche prise dans l’ambre, chez les Egyptiens, ce « complexe de la momie » dont André Bazin, parmi les premiers, a fait le principe fondateur de la photographie. Quel élément, d’ailleurs, préserve mieux des ravages du temps que la glace — soulignant aussi l’éphémère dérisoire des ambitions humaines et de leurs constructions, de leurs élaborations.
Le regard bute sur le détail incalculable des murs de pierre frontaux — tout comme Talbot comptait les aiguilles dans les bottes de foin. De Wolf photographie des fossiles, ou des agencements plus ou moins éphémères — tout comme le faisaient Bayard ou Daguerre. Comme les premiers savants s’emparant de la photographie, il rapproche l’infiniment petit de l’infiniment grand, le très loin du très proche, l’éternel et le transitoire. Un visage est aussi un paysage — ou plus exactement, ne vaut comme visage qu’alternant avec un paysage. Une forme concrète (un pan de pierre ocre, petit ou grand?) semble jaillir du néant, qui n’est pourtant qu’un amas de neige trop claire. Mais les fenêtres étroites de l’architecture standardisée, déshumanisée, renvoient, dans une trajectoire inverse, les présences qui les peuplent vers le même néant.

Nous vivons dans un drôle de monde, et rares sont les photographes qui, comme nous le disions, savent s’abstenir d’en simplifier les formes complexes, mais qui au contraire nous invitent à la complexité des formes simples. En ce sens, Heim porte bien ses racines, historiques, germaniques, et nous parle bel et bien, avec une évidence d’un blanc trop éclatant pour qu’elle soit perçue tout de suite, d’une quête, d’un secret, d’un mystère, mêlant la question des fins et celle des origines. Et nous renvoie à l’hypothèse que notre seul foyer, c’est peut-être le cosmos : car derrière l’idée de vacance se niche toujours, dans toutes les langues, au fond de nous ou quelque part dans l’image, la peur du vide.